Un moment, cette unique flamme jaillit, pure et brillante, au-dessus des remparts de Mai Dun, puis le feu se propagea jusqu’à ce que toute la grande cuvette formée par les talus herbus des murs de la forteresse se remplisse d’une lumière pâle et fuligineuse. J’imaginai les hommes en train d’enfoncer les torches au cœur des haies hautes et larges, puis de courir avec la flamme pour la transmettre à la spirale centrale ou embraser les cercles extérieurs. Les bûchers s’allumèrent d’abord lentement, le feu luttant avec les branches trempées et sifflantes, mais la chaleur évapora peu à peu l’humidité et la lueur du brasier devint de plus en plus brillante jusqu’à ce que l’incendie se fût enfin propagé à tout ce grand dessin et que la lumière brillât immense et triomphale dans la nuit. La crête de la colline était maintenant incandescente, en proie aux flammes bouillonnantes, couronnée d’une fumée rouge qui montait vers le ciel en tournoyant. Les flambées étaient assez brillantes pour projeter des ombres vacillantes sur Durnovarie où les rues regorgeaient de monde ; certains spectateurs avaient même grimpé sur les toits pour mieux contempler la lointaine conflagration.

« Six heures ? me demanda Culhwch, incrédule.

— C’est ce que Merlin a dit. »

Culhwch cracha. « Six heures ! Je pourrais retourner voir la rouquine. » Mais il ne bougea pas, et aucun de nous non plus ; nous restâmes à contempler la danse des flammes sur la colline. C’était le feu d’alarme de la Bretagne, le terme de l’histoire, la convocation des Dieux, et nous le regardions dans un silence tendu, comme si nous nous attendions à voir la descente des Dieux déchirer la fumée plombée.

C’est Arthur qui brisa notre tension. « Mangeons, dit-il d’un ton bourru. S’il nous faut attendre six heures, nous ferions aussi bien de dîner. »

Le peu de conversation qu’il y eut durant ce repas porta sur le roi Meurig et la redoutable possibilité qu’il tienne ses lanciers à l’écart de la guerre prochaine. Si guerre il devait y avoir, continuais-je à penser, et je ne cessais de jeter des coups d’œil par la fenêtre sur les flammes qui bondissaient et la fumée qui tourbillonnait. J’essayais d’évaluer l’écoulement du temps, mais en vérité, je fus incapable de dire si le repas avait duré une heure ou deux lorsque nous nous retrouvâmes postés à la grande fenêtre ouverte pour contempler Mai Dun où, pour la première fois, on avait rassemblé les Trésors de Bretagne. Il y avait la Corbeille de Garanhir en brindilles de saule tressées, assez grande pour contenir un pain et des poissons, mais si dépenaillée que toute ménagère qui se respecte l’aurait depuis longtemps livrée au feu. La Corne de Bran Galed, une corne de bœuf noircie par l’âge au bord garni d’étain tout ébréché. Le Chariot de Modron qui s’était brisé au cours du temps, si petit que seul un enfant aurait pu tenir dedans, à condition encore qu’on ait pu le réparer. Le Licol d’Eiddyn, destiné aux bœufs, réduit à une corde usée et des anneaux en fer rouillés que même le plus pauvre des paysans aurait hésité à utiliser. Le Couteau de Laufrodedd n’offrait plus qu’une large lame émoussée et un manche en bois cassé, et tout artisan aurait eu honte de posséder la Pierre à aiguiser de Tudwal tant elle était abrasée. La Casaque de Padarn, élimée et rapiécée, vrai vêtement de mendiant, semblait pourtant en meilleur état que le Manteau de Rhegadd, censé accorder l’invisibilité à celui qui le portait, guère plus épais maintenant qu’une toile d’araignée. Le Plat de Rhygenydd était une écuelle en bois, craquelée au point de ne pouvoir plus servir, et la Piste de Gwenddolau une vieille planche gauchie, si usée que les points des parties, gravés dedans, étaient presque effacés. La Bague d’Eluned ressemblait à un anneau de guerrier tout à fait ordinaire, tel que les lanciers se plaisaient à en fabriquer avec les armes des ennemis qu’ils avaient tués, et nous en avions tous jeté de bien plus beaux que celui-là. Seuls deux des Trésors avaient une valeur intrinsèque : Excalibur, l’Épée de Rhydderch, forgée dans l’Autre Monde par Gofannon en personne, et le Chaudron de Clyddno Eiddyn. Aujourd’hui, tous, camelote ou merveille, étaient ceinturés de feu afin d’envoyer un signal à leurs Dieux lointains.

Le ciel s’éclaircissait toujours, même si des nuages s’amassaient encore à l’horizon sud, et tandis que nous nous enfoncions de plus en plus dans cette nuit des morts, les éclairs commencèrent à scintiller. C’était le premier signe des Dieux et, poussé par la crainte qu’ils m’inspiraient, je touchai le fer de la garde d’Hywelbane, mais les grandes zébrures de lumière brillaient loin, très loin, peut-être au-dessus de la mer ou, encore plus loin, au-dessus de l’Armorique. Durant une heure au moins, la foudre déchira le ciel, du côté du sud, mais toujours en silence. Une fois, un nuage parut s’éclairer de l’intérieur, nous hoquetâmes et Emrys se signa.

Les éclairs lointains s’effacèrent, ne laissant que le grand feu qui faisait rage au sein des remparts de Mai Dun. C’était un signal qui devait franchir le gouffre d’Annwn, un flamboiement qui atteignait sans doute les ténèbres entre les mondes. Qu’est-ce que les morts en pensaient ? me demandai-je. Est-ce qu’une horde d’âmes-ombres s’assemblaient autour de Mai Dun pour être témoins de la convocation des Dieux ? J’imaginai les reflets de ces flammes voltigeant sur les lames d’acier du pont des épées, et peut-être pénétrant jusque dans l’Autre Monde lui-même, et j’avoue que j’étais effrayé. Les éclairs s’étaient évanouis et la violence du grand brasier ne semblait susciter nul émule, mais nous étions tous conscients, je pense, que le monde tremblait, sur le point de changer.

Puis, au cours de ces heures, un nouveau signe apparut. C’est Galahad qui l’aperçut le premier. Il se signa, regarda fixement par la fenêtre comme s’il ne pouvait en croire ses yeux, puis désigna quelque chose, au-dessus du grand panache de fumée qui jetait un voile sur les étoiles. « Vous voyez ? » demanda-t-il, et nous nous penchâmes à la fenêtre pour regarder.

Les lueurs du ciel nocturne étaient apparues.

Nous avions tous vu ce genre de lumières auparavant, quoique rarement, mais leur arrivée ce soir-là signifiait sûrement quelque chose. Pour commencer, ce ne fut qu’une vapeur bleue miroitant dans l’obscurité, mais lentement elle s’intensifia et devint plus brillante, un rideau de feu se joignit à ce bleu pour pendre comme une étoffe ondoyante entre les étoiles. Merlin m’avait dit que ces lumières étaient fréquentes dans le nord lointain, mais celles-là flottaient au sud, puis, glorieusement, brusquement, tout l’espace au-dessus de nos têtes fut traversé par des cascades bleues, argentées et cramoisies. Nous descendîmes dans la cour pour mieux voir et nous restâmes là, frappés de terreur, tandis que les cieux rutilaient. De la cour, nous ne pouvions plus voir les feux de Mai Dun, mais leur éclat remplissait le ciel au sud, tandis que les lumières étranges formaient une arche radieuse au-dessus de nos têtes.

« Croyez-vous, maintenant, l’évêque ? » demanda Culhwch.

Emrys semblait incapable de parler, mais il frissonna et toucha la croix de bois suspendue à son cou. « Nous n’avons jamais nié l’existence d’autres puissances, dit-il calmement. Nous croyons seulement que notre Dieu est le seul vrai Dieu.

— Les autres Dieux sont quoi, alors ? » demanda Cuneglas.

Emrys se renfrogna, rechignant d’abord à répondre, puis la probité le poussa à parler. « Les pouvoirs des ténèbres, Seigneur Roi.

— Les pouvoirs de la lumière, à coup sûr », dit Arthur avec un respect admiratif, car même lui était impressionné. Lui qui aurait préféré que les Dieux ne nous contactent jamais voyait leur puissance dans le ciel et il était plein d’émerveillement. « Que va-t-il se passer maintenant ? »

C’est à moi qu’il avait posé cette question, mais l’évêque Emrys lui répondit : « La mort va venir, Seigneur, dit-il.

— La mort ? » demanda Arthur, pas certain d’avoir bien entendu.

Emrys était parti se réfugier sous la galerie, comme s’il craignait la force de la magie qui scintillait et ruisselait, si brillante, entre les étoiles. « Toutes les religions utilisent la mort, Seigneur, dit-il d’un ton pédant, même la nôtre croit au sacrifice. Seulement, dans le christianisme, c’est le Fils de Dieu qui s’est sacrifié afin que personne ne soit plus jamais poignardé sur un autel, mais je ne vois pas de religion qui n’associe la mort à ses mystères. Osiris a été tué  – il s’aperçut soudain qu’il parlait du culte d’Isis, qui avait empoisonné la vie d’Arthur, et il se hâta de poursuivre  –, Mithra est mort, aussi, et son culte exige le sacrifice d’un taureau. Tous nos Dieux meurent, Seigneur, et toutes les religions, sauf le christianisme, recréent ces morts lors de leurs cultes.

— Nous, les chrétiens, avons dépassé la mort pour entrer dans la vie, dit Galahad.

— C’est vrai, Dieu en soit loué, acquiesça Emrys en faisant le signe de croix, mais pas Merlin. » Les lumières brillaient plus fort dans le ciel, grands rideaux de couleurs à travers lesquels, tels les fils d’une tapisserie, des scintillements de lumière blanche passaient comme l’éclair et chutaient. « La mort est la magie la plus puissante, dit l’évêque d’un air désapprobateur. Un Dieu miséricordieux ne saurait le supporter, et le nôtre y a mis fin par la mort de son propre Fils.

— Merlin ne se sert pas de la mort, dit Culhwch en colère.

— Si, dis-je d’une voix douce. Avant que nous allions chercher le Chaudron, il a sacrifié un être humain. Il me l’a dit.

— C’était qui ? demanda vivement Arthur.

— Je l’ignore, Seigneur.

— Il racontait sans doute des histoires, dit Culhwch, les yeux levés vers le ciel, il adore ça.

— Ou plus probablement, il disait la vérité, argumenta Emrys. L’ancienne religion exigeait beaucoup de sang et, en général, du sang humain. Nous savons si peu de choses, mais je me souviens que le vieux Balise me disait que les druides se plaisaient à sacrifier des êtres humains. C’étaient généralement des prisonniers de guerre. Certains étaient brûlés vifs, d’autres jetés dans les puits de la mort.

— Et certains en réchappaient », ajoutai-je à voix basse, car on m’avait précipité, lorsque j’étais enfant, dans le puits de la mort d’un druide ; je m’étais arraché à l’horreur des corps brisés, mourants, et Merlin m’avait adopté.

Emrys fit comme s’il ne m’avait pas entendu. « D’autres occasions nécessitaient un sacrifice d’une plus grande valeur, bien entendu. En Elmet et en Cornovie, on parle encore du sacrifice que l’on fit durant l’Année Noire.

— Quel fut-il ? demanda Arthur.

— Ce n’est peut-être qu’une légende, car cela remonte à un passé trop reculé pour que le souvenir en soit exact. » L’évêque parlait de l’Année Noire où les Romains avaient pris Ynys Mon, et détruit le cœur même de la religion des druides, sombre événement arrivé il y avait plus de quatre siècles. « Pourtant, là-bas, les gens parlent encore du sacrifice du roi Cefydd, poursuivit Emrys. Il y a bien longtemps que j’ai entendu cette histoire, mais Balise y croyait encore. Cefydd affrontait l’armée romaine et paraissait sur le point d’être écrasé, aussi sacrifia-t-il ce qu’il avait de plus précieux.

— Et c’était ? » demanda Arthur. Il avait oublié les lumières dans le ciel et regardait fixement l’évêque.

« Son fils, bien entendu. Il en fut toujours ainsi, Seigneur. Notre propre Dieu a sacrifié Son Fils, Jésus-Christ, et il a même demandé à Abraham de tuer Isaac, bien qu’ensuite, Il soit revenu sur sa décision. Mais les druides de Cefydd le persuadèrent de tuer son fils. Cela n’a pas marché, bien sûr. L’Histoire rapporte que les Romains ont massacré Cefydd et toute son armée, puis rasé les bosquets des druides, sur Ynys Mon. » Je sentis que l’évêque était tenté de remercier son Dieu de cette destruction, mais Emrys n’était pas Sansum et avait donc assez de tact pour taire sa gratitude.

Arthur s’avança vers la galerie. « Qu’est-ce qui se passe sur cette colline ? demanda-t-il à voix basse.

— Je ne peux pas vous le dire, Seigneur, répondit Emrys, plein d’indignation.

— Mais vous croyez qu’on est en train de tuer ?

— Je crois que c’est possible, Seigneur, dit craintivement Emrys. Je pense même que c’est probable.

— Tuer qui ? » exigea Arthur, et l’âpreté de sa voix fit que tous les hommes rassemblés dans la cour détournèrent les yeux de la magnificence du ciel pour le regarder fixement.

— Si c’est l’ancien sacrifice, Seigneur, et le sacrifice suprême, alors ce doit être le fils d’un chef.

— Gauvain, fils de Budic, et Mardoc, dis-je doucement.

— Mardoc ? » Arthur pivota pour me faire face.

« Un enfant de Mordred », répondis-je, saisissant soudain pourquoi Merlin m’avait questionné sur Cywyllog, pourquoi il avait emmené l’enfant à Mai Dun, et pourquoi il avait si bien traité le petit garçon. Comment n’avais-je pas compris plus tôt ? Cela me semblait évident maintenant.

« Où est Gwydre ? » demanda brusquement Arthur.

Durant quelques battements de cour, personne ne répondit, puis Galahad montra du geste le corps de garde. « Il était avec les lanciers durant notre dîner. »

Mais Gwydre n’y était plus, ni dans la pièce où Arthur dormait quand il était à Durnovarie. On ne le trouva nulle part et personne ne se rappelait l’avoir vu depuis le crépuscule. Arthur oublia totalement les lumières magiques tandis qu’il fouillait le palais des caves au verger, mais il ne découvrit aucun signe de son fils. Je pensais aux paroles de Nimue sur Mai Dun, lorsqu’elle m’avait encouragé à amener Gwydre à Durnovarie, et me rappelais sa discussion avec Merlin, à Lindinis, sur l’identité de celui qui dirigeait la Dumnonie ; je ne voulais pas croire mes soupçons, mais ne pouvais les ignorer. « Seigneur, dis-je en retenant Arthur par la manche, je crois qu’on l’a emmené sur la colline. Pas Merlin, mais Nimue.

— Il n’est pas fils de roi, fit remarquer Emrys avec une grande inquiétude.

— Gwydre est le fils d’un chef ! cria Arthur. Est-ce que quelqu’un nierait cela ? » Personne ne le fit, ni n’osa prendre la parole. Arthur se tourna vers le palais. « Hygwydd ! Une épée, une lance, un bouclier, Llamrei ! Vite !

— Seigneur ! intervint Culhwch.

— Silence ! » cria Arthur. Il était fou de rage et c’est sur moi qu’il déchargea sa colère car je lui avais conseillé de permettre à Gwydre de venir. « Savais-tu ce qui allait arriver ? me demanda-t-il.

— Bien sûr que non, Seigneur. Je ne le sais toujours pas. Crois-tu que j’aurais pu faire du mal à Gwydre ? »

Arthur me regarda d’un air sombre, puis se détourna. « Il n’est pas nécessaire qu’aucun de vous m’accompagne, lança-t-il pardessus son épaule, mais je vais à Mai Dun chercher mon fils. » Il traversa la cour à grands pas jusqu’à l’endroit où Hygwydd, son serviteur, tenait Llamrei pendant qu’un palefrenier la sellait. Galahad le suivit en silence.

J’avoue que je restai immobile quelques secondes. Je n’avais pas envie d’intervenir. Je voulais que les Dieux viennent. Je voulais que tous nos ennuis prennent fin dans un grand battement d’ailes et que Beli Mawr parcoure miraculeusement la terre à longues foulées. Je voulais la Bretagne de Merlin.

Puis je me souvins de Dian. Ma benjamine était-elle dans la cour du palais cette nuit ? Son âme avait dû venir sur terre, car c’était la Vigile de Samain, et soudain, les larmes me vinrent aux yeux tandis que je me remémorais l’atroce douleur de la perte d’un enfant. Je ne pouvais pas rester dans la cour du palais de Durnovarie pendant que Gwydre mourait, ni pendant que Mardoc souffrait. Je ne voulais pas aller à Mai Dun, mais je savais que je ne pourrais plus regarder Ceinwyn en face si je ne faisais rien pour empêcher la mort d’un enfant, aussi je suivis Arthur et Galahad.

Culhwch m’arrêta. « Gwydre est le fils d’une putain », ronchonna-t-il trop bas pour qu’Arthur l’entende.

Je ne souhaitais pas discuter du lignage du fils d’Arthur. « Si Arthur y va seul, il se fera tuer. Il y a une quarantaine de Blackshields sur cette colline.

— Et si nous y allons, nous deviendrons les ennemis de Merlin. »

Cuneglas s’approcha et posa la main sur mon épaule. « Eh bien ?

— Je chevauche avec Arthur », répondis-je. Je n’en avais pas envie, mais je ne pouvais pas faire autrement. « Issa ! criai-je. Un cheval !

— Si tu y vas, grogna Culhwch, je suppose qu’il faut que je vienne. Juste pour être sûr qu’il ne t’arrive rien. » Puis soudain, nous demandâmes tous à grands cris des chevaux, des armes et des boucliers.

Pourquoi y sommes-nous allés ? J’ai très souvent réfléchi à cette nuit-là. Je peux encore voir les lumières scintillantes qui ébranlaient les cieux, et humer la fumée qui jaillissait du sommet de Mai Dun, et sentir le grand poids de la magie qui pesait sur la Bretagne, mais nous chevauchâmes tout de même. Je sais que j’étais plongé dans un grand désarroi en cette nuit déchirée par les flammes. J’étais poussé par les sentiments que m’inspirait la mort d’un enfant, et par le souvenir de Dian, et par ma culpabilité car j’avais encouragé Gwydre à venir ici, mais, par-dessus tout, par mon affection pour Arthur. Et alors, qu’en était-il de celle que j’éprouvais pour Merlin et Nimue ? Je n’avais jamais pensé qu’ils pouvaient avoir besoin de moi, mais Arthur, si, et en cette nuit où la Bretagne était piégée entre le feu et la lumière, je partis à cheval retrouver son fils.

Douze d’entre nous chevauchèrent ainsi. Arthur, Galahad, Culhwch, Derfel et Issa, parmi les Dumnoniens ; les autres, c’étaient Cuneglas et les siens. Aujourd’hui, où l’on raconte encore cette histoire, on apprend aux enfants qu’Arthur, Galahad et moi, nous fûmes les trois destructeurs de la Bretagne, mais douze cavaliers partirent par cette nuit des morts. Nous n’avions pas d’armure, juste nos boucliers, mais chaque homme portait une lance et une épée.

La foule s’écartait dans les rues illuminées par les feux tandis que nous chevauchions vers le grand portail sud de Durnovarie. Il était ouvert, comme à chaque Vigile de Samain, afin de laisser l’accès de la ville aux morts. Nous baissâmes la tête pour passer sous les poutres de la porte, puis nous galopâmes entre les prés remplis de gens qui contemplaient, ensorcelés, le mélange bouillonnant de flammes et de fumée qui jaillissait du sommet de la colline.

Arthur adopta un train terrifiant et je m’accrochai au pommeau de ma selle, de crainte d’être désarçonné. Nos capes flottaient derrière nous, les fourreaux de nos épées tressautaient bruyamment, tandis qu’au-dessus de nos têtes, les cieux se remplissaient de fumée et de lumière. Je sentis l’odeur des feux de bois et j’entendis le crépitement des flammes longtemps avant d’atteindre le versant de la colline.

Personne ne tenta de nous arrêter lorsque nous encourageâmes nos chevaux à la gravir. Les lanciers ne s’opposèrent à nous que lorsque nous atteignîmes le dédale du passage menant à la forteresse. Arthur le connaissait, car lorsque Guenièvre et lui habitaient Durnovarie, ils montaient souvent au sommet, l’été, aussi nous guida-t-il avec assurance dans le couloir tortueux, et c’est là que trois Blackshields pointèrent sur nous leurs lances pour nous obliger à faire halte. Arthur n’hésita pas. Il éperonna son cheval, pointa sa longue lance et lâcha la bride à Llamrei. Les Blackshields, impuissants, se replièrent en criant tandis que les grands destriers passaient devant eux dans un fracas de tonnerre.

La nuit n’était maintenant que bruit et lumière. Le bruit, c’était celui d’un grand feu puissant et d’arbres entiers qui éclataient au cœur des flammes affamées. La fumée voilait les lumières du ciel. Les lanciers vociféraient sur les remparts, mais personne ne s’opposa à nous lorsque nous franchîmes en coup de vent la muraille intérieure, au sommet de Mai Dun.

Et là, nous fûmes arrêtés, non par les Blackshields, mais par une rafale de chaleur desséchante. Je vis Llamrei se cabrer et se dérober pour échapper aux flammes, je vis Arthur s’accrocher à sa crinière et je vis les yeux de la jument rougeoyer du feu qui s’y réfléchissait. La chaleur, c’était celle d’un millier de forges, bourrasque hurlante d’air brûlant qui nous fit tous reculer, ébranlés. Je ne voyais rien à l’intérieur des flammes, car le centre du dessin de Merlin était dissimulé par les bouillonnantes murailles de feu. À coups de talons, Arthur fit revenir Llamrei vers moi. « Par où passer ? » cria-t-il.

J’ai dû hausser les épaules.

« Comment a fait Merlin pour entrer ? » demanda Arthur.

J’émis une supposition. « Par l’autre côté, Seigneur. » Le temple se dressait du côté oriental du dédale de feu et je supposai que l’on avait sûrement laissé un passage entre les spirales extérieures.

Arthur tira sur les rênes et exhorta Llamrei à gravir la pente du rempart intérieur jusqu’au chemin qui contournait la crête. Les Blackshields se dispersèrent au lieu de l’affronter. Nous chevauchâmes derrière notre chef jusqu’en haut du rempart et, bien que nos chevaux fussent terrifiés par la présence des feux sur leur droite, ils suivirent Llamrei au sein des étincelles tournoyant et de la fumée. Une grande partie du brasier s’effondra lorsque nous passâmes au galop, ma monture fit un écart pour s’éloigner de l’enfer et nous nous retrouvâmes sur la face externe du rempart intérieur. Une seconde, je crus que ma jument allait dégringoler dans le fossé et je me penchai désespérément hors de la selle, la main gauche accrochée à sa crinière, mais elle retrouva son équilibre, regagna le sentier et continua au galop.

Une fois passé l’extrémité nord des grands cercles de feu, Arthur revint vers le plateau. Une braise rougeoyante avait atterri sur sa cape blanche et commençait à consumer doucement la laine ; je me rangeai près de lui et l’éteignis de quelques coups de poing. « Où ? me cria-t-il.

— Là, Seigneur. » Je montrai du doigt les spirales de flammes les plus proches du temple. Je ne voyais aucune brèche, mais lorsque nous nous rapprochâmes, il nous apparut qu’il y en avait eu une que l’on avait refermée avec des fagots ; ce nouveau bois n’était pas aussi bien entassé que le reste et, à cet endroit, le feu, au lieu de faire huit ou dix pieds de haut, ne montait que jusqu’à la taille. Au-delà, un espace vide s’ouvrait entre les spirales intérieure et extérieure, et d’autres Blackshields nous y attendaient.

Arthur fit avancer Llamrei au pas. Il se pencha pour lui parler, presque comme s’il lui expliquait ce qu’il désirait. La jument avait peur. Elle ne cessait de dresser les oreilles et dansait sur place, mais elle ne broncha pas devant les feux ardents qui brûlaient de chaque côté de l’unique passage menant au cœur du brasier. Arthur l’arrêta à quelques pas de celui-ci, pour la calmer. La jument ne cessait d’encenser et roulait des yeux blancs. Il la laissa regarder la brèche, lui tapota le cou, lui parla de nouveau et fit volte-face.

Il traça un cercle au trot, éperonna sa monture pour qu’elle se mette au petit galop, puis l’éperonna de nouveau face à la brèche. Llamrei encensa et je crus qu’elle allait se dérober, mais elle parut avoir pris sa décision et vola vers les flammes. Cuneglas et Galahad suivirent. Culhwch maudit le risque que nous prenions, et nous donnâmes tous des coups de talons dans les flancs de nos montures.

Arthur se tapit contre le cou de la jument tandis qu’elle martelait le sol. Il la laissa choisir son rythme et elle ralentit de nouveau. Je crus qu’elle se déroberait, puis je vis qu’elle se préparait à sauter par-dessus les flammes. Je criai pour essayer de cacher ma peur, Llamrei bondit et je la perdis de vue tandis que le vent rabattait sur la brèche un manteau de fumée brûlante ; Galahad la suivit, mais le cheval de Cuneglas se déroba. Je galopais ferme derrière Culhwch, pénétrant toujours plus avant dans l’air brûlant et le grondement du feu. Je souhaitais à demi que ma jument refuse de sauter, mais elle le fit et je fermai les yeux lorsque les flammes et la fumée m’environnèrent. Je sentis ma monture s’élever, je l’entendis hennir, puis nous retombâmes à l’intérieur du cercle de feux et j’éprouvai un immense soulagement ; j’aurais voulu crier de triomphe.

Une lance s’enfonça dans ma cape, derrière mon épaule. Je n’avais pensé qu’à survivre au feu et non à ce qui nous attendait au-delà. Le Blackshield m’avait manqué, mais il lâcha son arme et courut à côté de moi pour me désarçonner. Il était trop près pour que je puisse user de ma pointe, aussi je lui donnai simplement un coup de hampe sur la tête et éperonnai mon cheval. L’homme saisit ma lance. Je la lâchai, tirai Hywelbane et l’abattis, une fois. J’aperçus Arthur qui tournait en rond sur Llamrei en frappant de droite et de gauche avec son épée, et je fis de même. Galahad donna un coup de pied dans la figure d’un homme, transperça un autre, puis éperonna son cheval. Culhwch avait saisi un Blackshield par la crête de son heaume et le traînait vers le feu. L’homme tenta désespérément de détacher sa mentonnière, puis hurla lorsque Culhwch le lança dans les flammes avant de faire demi-tour.

Issa avait franchi la brèche, ainsi que Cuneglas et ses six compagnons. Les Blackshields survivants avaient fui vers le centre du labyrinthe de feu et nous les suivîmes, trottant entre deux murs de flammes bondissantes. L’épée d’emprunt rougeoyait de lumière dans la main d’Arthur. Il frappa Llamrei du talon et elle se mit au petit galop ; les Blackshields, sachant qu’ils seraient rattrapés, s’écartèrent et lâchèrent leurs lances pour montrer qu’ils ne combattraient plus.

Nous dûmes longer la moitié de la circonférence avant de trouver l’entrée de la spirale intérieure. La brèche entre les feux intérieurs et extérieurs était large d’une bonne trentaine de pas, assez pour nous laisser chevaucher sans être rôtis vivants, mais le passage menant à l’intérieur de la spirale comptait moins de dix pas entre les feux les plus grands, les plus ardents, et nous hésitâmes tous à l’entrée. Nous ne pouvions toujours rien voir de ce qui se passait dans le cercle. Merlin savait-il que nous étions là ? Et les Dieux ? Je levai les yeux, m’attendant presque à voir une lance vengeresse tomber du ciel, mais je n’aperçus que le dais tournoyant de fumée qui voilait le ciel torturé par le feu, où cascadaient des lumières.

Nous pénétrâmes donc dans la dernière spirale. Nous chevauchions, inflexibles, galopant en une courbe qui se resserrait, léchés par les flammes qui sautaient et rugissaient. Nos narines se remplissaient de fumée, les braises nous roussissaient le visage, mais tour après tour, nous nous rapprochions toujours plus du centre du mystère.

Les crépitements des brasiers étouffèrent notre arrivée. Je crois que Merlin et Nimue ne soupçonnèrent pas que leur rituel allait prendre fin, car ils ne nous voyaient pas. Les gardes qui se tenaient au centre du cercle nous aperçurent les premiers et poussèrent des cris d’avertissement, puis se précipitèrent pour nous intercepter, mais Arthur jaillit des feux comme un démon revêtu de fumée. Celle-ci montait bel et bien de ses vêtements tandis qu’il lançait un défi et éperonnait durement Llamrei pour enfoncer le mur de boucliers à demi formé, à la hâte, par les Blackshields. Il le rompit rien que par sa vitesse et son poids ; nous le suivîmes, épées brandies, pendant que la poignée de loyaux lanciers irlandais s’éparpillait.

Gwydre était là. Vivant.

Il était tenu par deux Blackshields qui, apercevant Arthur, le lâchèrent. Nimue nous injuria, lançant sur nous des malédictions par-dessus l’anneau central des cinq brasiers tandis que Gwydre courait en sanglotant vers son père. Arthur se pencha et, d’un bras vigoureux, enleva son fils pour le déposer sur sa selle. Puis il se retourna vers le druide.

Merlin, le visage ruisselant de sueur, nous contemplait calmement. Il était à mi-hauteur d’une échelle appuyée contre une potence faite de deux troncs d’arbres plantés dans le sol et d’un troisième cloué en travers ; ce gibet se dressait au milieu des cinq feux qui formaient le cercle central. Le druide portait une robe blanche aux manches rougies par le sang des poignets jusqu’au coude. Il tenait un long couteau, mais, je le jure, une expression fugitive de soulagement se peignit sur son visage.

Mardoc vivait, mais de justesse. L’enfant déjà dénudé, excepté le bâillon qui étouffait ses cris, était suspendu au gibet par les chevilles. Près de lui pendait, dans la même posture, un autre corps maigre et pâle qui semblait très blanc à la lumière des flammes ; sa gorge avait été tranchée presque jusqu’à l’épine dorsale, tout son sang avait coulé dans le Chaudron et dégouttait encore de ses cheveux raides et rougis, si longs que ses tresses ensanglantées tombaient à l’intérieur du Chaudron en argent cerclé d’or de Clyddno Eiddyn ; c’est à ce seul ce trait que je reconnus Gauvain, car son beau visage était dissimulé par le voile de sang qui le nappait entièrement.

Merlin, tenant toujours le grand couteau avec lequel il avait tué Gauvain, restait muet de surprise. Son air de soulagement s’était évanoui et, maintenant, je ne pouvais rien lire sur sa figure, mais Nimue poussait des cris aigus. Elle leva la paume gauche, celle portant une cicatrice jumelle de la mienne. « Tue Arthur ! me cria-t-elle. Derfel ! Tu es mon homme lige ! Tue-le ! Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant ! »

La lame d’une épée miroita au voisinage de ma barbe. Galahad, qui la tenait, me sourit gentiment. « Ne bouge pas, mon ami. » Il connaissait le pouvoir des serments. Il savait aussi que je ne tuerais pas Arthur, mais il essayait de m’épargner la vengeance de Nimue. « Si Derfel bouge, lui cria-t-il, je lui tranche la gorge,

— Eh bien, fais-le, hurla-t-elle. C’est une nuit où doivent mourir les fils de roi !

— Pas le mien, dit Arthur.

— Tu n’es pas roi, Arthur ap Uther. » Merlin parlait enfin. « Croyais-tu que j’allais tuer Gwydre ?

— Alors, pourquoi est-il là ? » demanda Arthur. Il tenait l’enfant serré contre lui et brandissait de l’autre son épée rougie. « Pourquoi est-il là ? » répéta-t-il, avec plus de colère.

Pour une fois, Merlin ne dit rien et ce fut Nimue qui répondit. « Il est ici, Arthur ap Uther, ricana-t-elle, parce que la mort de cette misérable créature ne saurait suffire. » Elle pointa le doigt sur Mardoc qui se tortillait en vain. « C’est le fils d’un roi, mais pas l’héritier légitime.

— Alors Gwydre aurait dû mourir ? demanda Arthur.

— Et revenir à la vie ! » répliqua Nimue d’un air belliqueux. Elle devait crier pour se faire entendre par-dessus les craquements rageurs des feux. « Tu ne connais donc pas la puissance du Chaudron ? Couche les morts dans la jatte de Clyddno Eiddyn et les morts remarcheront, ils respireront à nouveau, ils vivront. »

Elle s’avança pleine d’arrogance, la folie emplissant son œil unique. « Donne-le-moi, Arthur.

— Non. » Il tira sur les rênes de Llamrei et la jument sauta hors de portée de Nimue qui se tourna vers Merlin. « Tuez-le ! hurla-t-elle en montrant Mardoc. Nous pouvons au moins essayer avec lui. Tuez-le !

— Non ! criai-je.

— Tuez-le ! » hurla Nimue et, comme Merlin ne réagissait pas, elle courut vers le gibet. Le vieillard semblait incapable de bouger, mais Arthur fit pivoter Llamrei et fonça vers Nimue. Il laissa son cheval la heurter si fort qu’elle s’effondra dans l’herbe.

« Laissez vivre l’enfant », dit Arthur à Merlin. Nimue chercha à le griffer, mais il la repoussa et, comme elle revenait à la charge, dents découvertes et mains crochues, il fendit l’air de son épée à proximité de sa tête et cette menace la calma.

Merlin rapprocha sa lame brillante de la gorge de Mardoc. Le geste du druide semblait presque tendre, en dépit de ses manches trempées de sang et de son grand couteau. « Crois-tu pouvoir vaincre les Saxons sans l’aide des Dieux, Arthur ap Uther ? »

Celui-ci ne tint pas compte de la question. « Détachez l’enfant », ordonna-t-il.

Nimue se tourna vers lui. « Souhaites-tu être maudit, Arthur ?

— Je le suis déjà, répondit-il, amèrement.

— Laisse ce garçon mourir ! cria Merlin du haut de son échelle. Il ne t’est rien, Arthur. C’est l’enfant illégitime d’un roi, un bâtard né d’une putain.

— Et que suis-je d’autre ? cria Arthur.

— Il doit mourir, expliqua patiemment Merlin, et sa mort nous amènera les Dieux, et quand les Dieux seront là, Arthur, nous mettrons son corps dans le Chaudron et nous laisserons le souffle de vie revenir en lui. »

Arthur montra d’un geste l’horrible cadavre de Gauvain, son neveu. « Une mort ne vous suffit donc pas ?

— Une mort n’est jamais suffisante », dit Nimue. Elle avait contourné en courant le cheval d’Arthur pour atteindre le gibet et immobilisait maintenant la tête de Mardoc afin que Merlin puisse lui trancher la gorge.

Arthur fit avancer Llamrei. « Et si les Dieux ne venaient pas après deux morts, Merlin, demanda-t-il, combien d’autres faudrait-il encore ?

— Autant qu’il sera nécessaire, répondit Nimue.

— Et chaque fois que la Bretagne traversera une crise, déclara Arthur d’une voix forte afin que tous puissent l’entendre, chaque fois qu’arrivera un ennemi, chaque fois qu’une peste éclatera, chaque fois que des hommes et des femmes seront effrayés, il faudra amener des enfants au gibet ?

— Si les Dieux viennent, répliqua Merlin, il n’y aura plus de peste, de peur ni de guerre.

— Viendront-ils ? demanda Arthur.

— Ils arrivent ! hurla Nimue. Regardez ! » Elle leva sa main libre, nous regardâmes tous et je vis que les lumières du ciel s’effaçaient. Les bleus brillants s’assombrissaient en noir pourpre, les rouges devenaient fumeux et flous, les étoiles brillaient de nouveau au travers des draperies mourantes. « Non ! gémit Nimue, non ! » Et elle poussa ce dernier cri comme une lamentation qui ne s’éteindrait jamais.

Arthur avait poussé Llamrei droit au gibet. « Vous m’appelez l’Amherawdr de Bretagne, dit-il à Merlin, or un empereur doit régner ou cesser de l’être, et je ne gouvernerai pas une Bretagne où il faudrait tuer des enfants pour sauver la vie des adultes.

— Ne sois pas absurde ! protesta Merlin. C’est de la pure sentimentalité !

— Je veux rester dans les mémoires comme un homme juste, et il y a déjà beaucoup trop de sang sur mes mains.

— On se souviendra de toi comme d’un traître, d’un destructeur et d’un lâche, cracha Nimue.

— Mais pas les descendants de cet enfant », répliqua Arthur avec douceur, et sur ces mots, il trancha d’un coup d’épée la corde qui retenait les chevilles de Mardoc. Nimue hurla lorsque le petit garçon tomba, puis elle s’en prit de nouveau à Arthur, les mains recourbées comme des serres, mais lui se contenta de la frapper à la tête, d’un revers du plat de son arme, coup si vif et si fort qu’elle tournoya sur elle-même, étourdie. Le bruit de cette gifle couvrit les crépitements des flammes. Nimue vacilla, la bouche ouverte, l’œil vague, puis elle tomba.

« Il aurait fallu faire ça à Guenièvre », grommela Culhwch.

Galahad était descendu de son cheval et libérait déjà Mardoc de ses liens. Aussitôt l’enfant réclama sa mère à grands cris.

« Je n’ai jamais pu supporter les marmots bruyants », dit Merlin d’une voix douce, puis il rapprocha l’échelle du corps de Gauvain pendu au madrier. Tout en gravissant lentement les échelons, il déclara : « Je ne sais pas si les Dieux sont venus ou non. Vous en attendiez tous beaucoup trop, et peut-être sont-ils déjà là. Qui sait ? Mais nous devrons terminer sans le sang du fils de Mordred. » Là-dessus, il coupa maladroitement la corde qui retenait Gauvain par les chevilles. Le corps se balança, si bien que la chevelure trempée de sang gifla le Chaudron, mais la corde se rompit et le cadavre tomba lourdement dans le sang qui éclaboussa tout le rebord du récipient sacré. Merlin redescendit lentement, puis ordonna aux Blackshields, qui avaient observé notre confrontation, d’aller chercher les grands paniers d’osier pleins de sel posés non loin de là. Les hommes prirent le sel à pleines mains et le jetèrent dans le Chaudron, l’entassant autour du corps nu et replié de Gauvain.

« Et maintenant ? demanda Arthur en remettant son épée au fourreau.

— Rien, répondit Merlin. C’est fini.

— Excalibur ?

— Elle est dans la spirale située le plus au sud, dit Merlin en la désignant, mais je suppose qu’il faut que tu attendes que les feux soient éteints avant de pouvoir la récupérer.

— Non ! » Nimue s’était suffisamment remise pour protester. Elle cracha le sang qui lui coulait dans la bouche d’une blessure à la joue que lui avait causée le coup d’Arthur. « Les Trésors sont à nous !

— Nous avons rassemblé et utilisé les Trésors, répliqua Merlin d’une voix lasse. Ils ne sont plus rien. Arthur peut reprendre son épée. Il en aura besoin. » Il pivota sur ses talons et lança son grand couteau dans le brasier le plus proche, puis se retourna pour surveiller les deux Blackshields qui finissaient de remplir le Chaudron. Le sel devenait rouge en recouvrant le corps horriblement mutilé de Gauvain. « Au printemps, reprit Merlin, les Saxons viendront et, alors, nous verrons s’il y a eu de la magie ici, ce soir. »

Nimue nous injuria. Elle pleurait et délirait, crachait et maudissait, nous promettant la mort par l’air, par le feu, par la terre et par la mer. Merlin faisait comme si elle n’existait pas, mais Nimue ne s’en tenait jamais aux demi-mesures et, cette nuit-là, elle devint l’ennemie d’Arthur. Elle commença à élaborer les malédictions qui la vengeraient des hommes qui avaient empêché la venue des Dieux à Mai Dun. Elle nous traita de destructeurs de la Bretagne et nous promit un sort épouvantable.

Nous demeurâmes sur la colline jusqu’à l’aube. Les Dieux ne vinrent pas et les feux brûlèrent si ardemment qu’Arthur ne put récupérer Excalibur que le lendemain après-midi. On rendit Mardoc à sa mère et j’appris plus tard qu’il mourut d’une fièvre cet hiver-là.

Merlin et Nimue remportèrent les autres Trésors. On chargea le Chaudron et son sinistre contenu sur un chariot traîné par des bœufs. Nimue marchait en tête et Merlin la suivait, comme un vieil homme obéissant. Ils emmenèrent avec eux Anbarr, le cheval noir entier, indompté, de Gauvain, et la grande bannière de Bretagne. Où ils se rendaient, aucun de nous ne le savait, mais nous devinâmes que ce serait un endroit sauvage, à l’ouest, où Nimue pourrait perfectionner ses malédictions durant les tempêtes hivernales.

Avant que les Saxons n’arrivent.

 

*

 

C’est étrange, en se retournant sur le passé, de se souvenir combien Arthur était détesté, à l’époque. Durant l’été, il avait détruit les espoirs des chrétiens et maintenant, en cette fin de l’automne, il avait anéanti les rêves des païens. Comme toujours, son impopularité parut le surprendre. « Qu’étais-je censé faire d’autre ? me demanda-t-il. Laisser mon fils mourir ?

— Cefydd l’a fait. » Ma réponse ne l’aida pas.

« Et Cefydd a quand même perdu la bataille ! » rétorqua sèchement Arthur. Nous chevauchions vers le nord. Je rentrais chez moi, à Dun Caric, tandis qu’Arthur, Cuneglas et l’évêque Emrys allaient voir Meurig, roi du Gwent. Cette rencontre était la seule chose qui comptait pour Arthur. Il n’avait jamais fait confiance aux Dieux pour sauver la Bretagne des Saïs, mais il estimait que huit ou neuf cents lanciers bien entraînés de plus pouvaient faire pencher la balance en notre faveur. Sa tête grouillait de chiffres cet hiver-là. Il jugeait que la Dumnonie pouvait rassembler six cents lanciers, dont quatre cents avaient déjà livré bataille. Cuneglas en fournirait quatre cents, les Blackshields irlandais cent cinquante, et à ceux-ci nous pouvions ajouter une centaine d’hommes sans maître qui viendraient peut-être d’Armorique et des royaumes du nord, attirés par la perspective du pillage. « Disons mille deux cents hommes », évaluait Arthur, et dans son inquiétude il gonflait ou réduisait le chiffre selon son humeur, mais lorsqu’il était optimiste, il osait parfois ajouter huit cents hommes du Gwent pour arriver à un total de deux mille. Pourtant même cela, déclarait-il, ne suffirait pas parce que les Saxons disposeraient probablement d’une armée encore plus grande. Aelle pouvait rassembler au moins sept cents lanciers, et c’était le plus faible des deux rois saxons. Nous estimâmes à un millier les lanciers de Cerdic et la rumeur nous parvint que celui-ci était en train d’acheter des lanciers à Clovis, le roi des Francs. Ces hommes loués étaient payés en or, et on leur en avait promis plus encore lorsque la victoire leur livrerait le trésor de Dumnonie. Nos espions rapportèrent aussi que les Saxons attendraient jusque après la fête d’Eostre, leur célébration du printemps, pour laisser aux nouveaux bateaux le temps de traverser la mer. « Ils auront deux mille cinq cents hommes », calcula Arthur, et nous n’en aurions que mille deux cents si Meurig ne voulait pas se battre. Nous pouvions pratiquer une levée, bien sûr, mais aucune troupe enrôlée ne tiendrait contre des guerriers convenablement entraînés, et nos vieillards, nos jeunes garçons, devraient affronter le fyrd saxon, des hommes dans la force de l’âge.

— Alors, sans les lanciers du Gwent, nous sommes voués à l’échec », dis-je d’un air sombre.

Arthur avait rarement souri depuis la trahison de Guenièvre, mais il le fit maintenant. « Voués à l’échec ? Qui dit cela ?

— Toi, Seigneur. Les nombres que tu cites le disent.

— Tu n’as jamais combattu et gagné alors que l’ennemi te surpassait en nombre ?

— Si, Seigneur, cela m’est arrivé.

— Alors pourquoi ne gagnerions-nous pas encore ?

— Seul un fou cherche à se battre avec un ennemi plus fort que lui, Seigneur.

— Seul un fou cherche à se battre, dit-il énergiquement. Je ne souhaite pas faire la guerre au printemps. Ce sont les Saxons qui le veulent, et en cela nous n’avons pas le choix. Crois-moi, Derfel, je ne souhaite pas être surpassé en nombre, et tout ce qu’il est possible de faire pour persuader Meurig de se joindre à nous je le ferai, mais si le Gwent ne marche pas au combat, alors il nous faudra bien vaincre les Saxons tout seuls. Et nous le pouvons ! Il faut le croire, Derfel !

— J’avais foi dans les Trésors, Seigneur. »

Il eut un éclat de rire moqueur. « Voilà le Trésor auquel je crois, dit-il en tapotant la garde d’Excalibur. Aie foi en la victoire, Derfel ! Si nous marchons en vaincus contre les Saxons, ils livreront nos os aux loups. Mais si nous marchons en vainqueurs, nous les entendrons hurler. »

C’était une belle bravade, mais il semblait difficile de croire à la victoire. La Dumnonie s’abandonnait à la mélancolie. Nous avions perdu nos Dieux et le peuple murmurait qu’Arthur en personne les avait chassés. Il n’était pas seulement l’ennemi du Dieu chrétien, mais de tous les Dieux, et les hommes clamaient que les Saxons étaient notre punition. Même le temps présageait un désastre, car le lendemain du jour où je quittai Arthur, il se mit à pleuvoir et on eut bientôt l’impression que ce déluge ne cesserait jamais. Chaque jour apportait de lourds nuages gris, un vent glacial et une pluie battante qui persistait. Tout était mouillé. Nos vêtements, notre literie, nos fagots, les jonchées, les murs mêmes de nos maisons semblaient gras d’humidité. Les lances rouillaient dans les râteliers, les grains emmagasinés germaient ou moisissaient, et toujours de nouvelles averses nous arrivaient implacablement de l’ouest. Ceinwyn et moi fîmes de notre mieux pour rendre étanche le manoir de Dun Caric. Mon beau-frère nous avait donné des peaux de loup du Powys et nous en tapissâmes les murs de bois, mais l’air même, sous les solives du toit, semblait trempé. Les feux brûlaient d’un air maussade pour nous accorder à contrecœur une chaleur crachotante et fuligineuse qui nous rougissait les yeux. Morwenna, notre aînée, qui était d’ordinaire la plus placide et la plus facile à contenter des enfants, devint acariâtre et si instamment égoïste que sa mère dut lui administrer une correction. « Gwydre lui manque », me dit ensuite Ceinwyn. Arthur avait décrété qu’il ne le quitterait plus, aussi le garçon était-il parti avec lui dans le Gwent. « Ils devraient se marier l’année prochaine, ajouta-t-elle. Cela la guérira.

— Si Arthur laisse Gwydre l’épouser, répondis-je tristement. Il ne montre pas beaucoup d’amour pour nous ces temps-ci. » J’avais voulu l’accompagner dans le Gwent, mais il avait refusé d’un air péremptoire. Jadis, j’avais cru être son ami le plus intime, mais maintenant il me recevait avec un grognement au lieu de me faire bon accueil. « Il pense que j’ai mis la vie de Gwydre en danger.

— Non. Il est froid avec toi depuis la nuit où il a surpris Guenièvre.

— Pourquoi cela aurait-il changé les choses entre nous ?

— Parce que tu étais là, mon chéri, répondit Ceinwyn patiemment, et qu’avec toi il ne peut pas faire semblant que rien n’a changé. Tu as été témoin de sa honte. Quand il te voit, il se souvient d’elle. Et puis, il est jaloux.

— Jaloux ? »

Elle sourit. « Il pense que tu es heureux. Il se dit que, s’il m’avait épousée, lui aussi aurait été heureux.

— Il l’aurait probablement été.

— Il l’a même suggéré, lâcha Ceinwyn.

— Il a fait cela ? » éclatai-je.

Elle m’apaisa. « Ce n’est pas grave, Derfel. Le pauvre homme a besoin d’être rassuré. Il pense que, parce qu’une femme l’a repoussé, il se pourrait que toutes les autres fassent de même, aussi m’a-t-il fait des propositions. »

Je touchai la garde d’Hywelbane. « Tu ne me l’as jamais dit.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Il n’y avait rien à dire. Il m’a posé une question très maladroite et je lui ai déclaré que j’avais juré devant les Dieux de vivre avec toi. Je le lui ai dit très gentiment et, après, il s’est montré tout honteux. Je lui ai aussi promis de ne pas t’en parler, et maintenant j’ai rompu cette promesse, ce qui signifie que je vais être punie par les Dieux. » Elle haussa les épaules, comme pour suggérer que la punition serait méritée et donc acceptée. « Il a besoin d’une épouse, ajouta-t-elle.

— Ou d’une femme.

— Non. Ce n’est pas un coureur. Il ne peut pas coucher avec une femme et ensuite s’en aller. Il confond le désir et l’amour. Quand Arthur donne son âme, il donne tout, il ne peut pas livrer juste un petit bout de lui-même. »

J’étais toujours en colère. « Que croyait-il que je ferais s’il t’épousait ?

— Il pensait que tu régnerais sur la Dumnonie en tant que tuteur de Mordred. Il avait cette idée bizarre que je partirais avec lui pour Brocéliande et que, là, nous pourrions vivre comme des enfants sous le soleil, et que tu resterais ici et vaincrais les Saxons. » Elle rit.

« Quand t’a-t-il proposé cela ?

— Le jour où il t’a ordonné d’aller voir Aelle. Je pense qu’il croyait que j’allais m’enfuir avec lui pendant ton absence.

— Ou bien il espérait qu’Aelle me tuerait, dis-je plein de ressentiment, en me remémorant la promesse qu’avait faite le Saxon de massacrer les émissaires.

— Après, il s’est montré tout honteux, m’assura Ceinwyn avec gravité. Et il ne faut pas que tu lui dises que je t’en ai parlé. » Elle me le fit promettre et je tins ma promesse. « Ce n’est vraiment pas important, ajouta-t-elle en mettant fin à la conversation. Il aurait été réellement scandalisé si j’avais dit oui. Il me l’a demandé parce qu’il souffre, Derfel, et les hommes qui souffrent se comportent de façon désespérée. Ce qu’il veut réellement, c’est s’enfuir avec Guenièvre, mais il ne le peut pas parce que son orgueil ne le lui permet pas, et parce qu’il sait que nous avons besoin de lui pour vaincre les Saxons. »

Pour cela, nous avions besoin des lanciers de Meurig, mais rien ne filtrait des négociations d’Arthur avec le Gwent. Les semaines passèrent et aucune nouvelle certaine ne nous parvint du nord. Un prêtre venu de ce pays nous dit qu’Arthur, Meurig, Cuneglas et Emrys s’étaient entretenus pendant une semaine à Burrium, la capitale, mais il ignorait ce qui avait été décidé. C’était un petit homme brun et louchon qui, avec de la cire d’abeille, avait modelé sa maigre barbe en forme de croix. Il était venu à Dun Caric parce qu’il n’y avait pas d’église dans notre petit village et qu’il voulait en créer une. Comme beaucoup de prêtres itinérants, il avait plusieurs femmes, trois souillons qui se serraient autour de lui en quête de protection. J’appris son arrivée lorsqu’il se mit à prêcher devant la forge, à côté du ruisseau, et j’envoyai Issa et deux ou trois lanciers mettre fin à ses âneries et l’amener au manoir. Nous lui donnâmes un gruau d’orge germé qu’il dévora goulûment, se fourrant des cuillerées de bouillie brûlante dans la bouche, puis sifflant et crachotant parce qu’il s’échaudait la langue. Des fragments de gruau restèrent collés à son étrange barbe. Ses femmes refusèrent de manger avant qu’il ait terminé.

« Tout ce que je sais, Seigneur, répondit-il à mes questions impatientes, c’est qu’Arthur est maintenant parti vers l’ouest.

— Où est-il allé ?

— En Démétie, Seigneur. Voir Œngus Mac Airem.

— Pourquoi ? »

Il haussa les épaules. « Je l’ignore, Seigneur.

— Est-ce que le roi Meurig se prépare à la guerre ?

— Il est prêt à défendre son territoire, Seigneur.

— Et à défendre la Dumnonie ?

— Seulement si la Dumnonie reconnaît le Dieu unique, le véritable Dieu, dit le prêtre et il se signa avec la cuillère de bois, éclaboussant sa robe crasseuse de gruau d’orge. Notre roi est un fervent fidèle de la croix et il n’offrira pas ses lances à des païens. »

Il leva les yeux sur le crâne de taureau cloué à l’une de nos hautes poutres et se signa à nouveau.

« Si les Saxons s’emparent de la Dumnonie, dis-je, ce sera bientôt le tour du Gwent.

— Christ protégera le Gwent. » Le prêtre tendit le bol à l’une de ses femmes qui recueillit, d’un doigt crasseux, ses quelques restes. « Christ te protégera, Seigneur, si tu t’humilies devant Lui. Si tu renonces à tes Dieux et reçois le baptême, tu remporteras la victoire l’an prochain.

— Alors pourquoi Lancelot n’a-t-il pas été victorieux l’été dernier ? » demanda Ceinwyn.

Le prêtre la fixa de son bon œil tandis que l’autre s’égarait dans les coins ombreux. « Le roi Lancelot n’était pas l’Elu, Dame. Le roi Meurig l’est. On dit dans nos écritures qu’un seul homme sera choisi, et il semble que le roi Lancelot n’était pas celui-là.

— Choisi pour faire quoi ? » demanda Ceinwyn.

Le prêtre la contempla ; c’était toujours une belle femme, si dorée et si calme, l’étoile du Powys. « Choisi, Dame, pour réunir tous les peuples de Bretagne sous la loi du Dieu vivant. Saxons et Bretons, Gwentiens et Dumnoniens, Irlandais et Pictes, adorant ensemble le seul vrai Dieu, et vivant tous en paix dans l’amour.

— Et si nous décidons de ne pas suivre le roi Meurig ? insista Ceinwyn.

— Alors notre Dieu vous détruira.

— C’est le message que tu es venu prêcher ici ? dis-je.

— Je ne peux rien faire d’autre, Seigneur. Je suis envoyé.

— Par Meurig ?

— Par Dieu.

— Mais moi, je suis le seigneur du domaine qui s’étend des deux côtés du ruisseau, et de toute la terre au sud de Caer Cadarn et au nord d’Aquae Sulis, et tu ne prêcheras pas ici sans ma permission.

— Aucun homme ne peut révoquer la parole de Dieu, Seigneur.

— Celle-là le peut », dis-je en tirant Hywelbane.

Ses femmes sifflèrent. Le prêtre regarda fixement l’épée, puis cracha dans le feu. « Tu t’exposes au courroux de Dieu.

— Tu t’exposes à mon courroux, et si demain, au coucher du soleil, tu es toujours sur les terres que je gouverne, je te donnerai comme esclave à mes esclaves. Ce soir, tu peux dormir avec les bêtes, mais demain, tu partiras. »

Il s’en alla le lendemain de mauvaise grâce et, comme pour me punir, la première neige de l’hiver se manifesta le jour de son départ. Cette précocité promettait une saison rude. Elle commença sous forme d’un grésil qui, à la tombée de la nuit, se transforma en épais flocons ; à l’aube, tout le pays était blanc. Il fit plus froid la semaine suivante. Des glaçons se formèrent sous notre toit, et commença alors la longue quête hivernale d’un peu de chaleur. Au village, les gens dormaient en compagnie de leurs bêtes tandis que nous combattions l’air glacial avec de grands feux qui faisaient dégoutter les glaçons de notre chaume. Nous installâmes le bétail d’hiver dans les abris à bestiaux et abattîmes les autres, gardant leur viande dans du sel comme Merlin avait conservé le cadavre exsangue de Gauvain. Durant deux jours, le village résonna des beuglements affolés des bœufs tramés sous la hache. La neige était éclaboussée de rouge, l’air empestait le sang, le sel et la bouse. Au manoir, les feux ronflaient, mais ne nous procuraient que peu de chaleur. Nous nous réveillions glacés, nous frissonnions sous nos fourrures et attendions en vain le dégel. Le ruisseau gela, si bien que nous dûmes chaque jour casser la glace pour tirer de l’eau.

Nous entraînions toujours nos jeunes lanciers. Nous les faisions marcher dans la neige, durcissant leurs muscles pour le combat contre les Saxons. Quand la neige tombait trop serrée et que les épais flocons tourbillonnaient autour des pignons encroûtés de blanc des petites maisons du village, les hommes fabriquaient leurs boucliers avec des planches de saule qu’ils recouvraient de cuir. Je formais ainsi une petite troupe de guerriers, mais lorsque je les regardais travailler, j’avais peur pour eux, me demandant combien ils seraient à voir le soleil d’été.

Un message d’Arthur nous parvint juste avant le solstice. À Dun Caric, nous préparions activement la grande fête de la mort du soleil, qui se prolongerait durant une semaine, lorsque Emrys arriva. Il chevauchait une monture aux sabots enveloppés de cuir et était escorté par six lanciers d’Arthur. L’évêque nous dit qu’il avait séjourné dans le Gwent pour continuer à discuter avec Meurig pendant qu’Arthur retournait en Démétie. « Le roi n’a pas totalement refusé de nous aider », nous dit-il, frissonnant près du feu où il s’était fait de la place en repoussant deux de nos chiens. Il tendait vers les flammes ses mains potelées que rougissaient les gerçures. « Mais les conditions qu’il nous impose sont, je le crains, inacceptables. » Il éternua. « Chère Dame, vous êtes très aimable, dit-il à Ceinwyn qui lui apportait une corne d’hydromel chaud.

— Quelles conditions ? » demandai-je.

Emrys secoua tristement la tête. » Il veut le trône de Dumnonie, Seigneur.

— Il veut quoi ? » explosai-je. Emrys leva la main pour calmer ma colère. « Il dit que Mordred est incapable de régner, qu’Arthur n’en a pas envie, et qu’il faut un roi chrétien à la Dumnonie. Il se propose lui-même.

— Ce bâtard ! Ce petit bâtard perfide et poltron !

— Arthur ne peut pas accepter, bien sûr ; le serment qu’il a prêté à Uther garantit son refus. » Il aspira quelques petites gorgées d’hydromel et soupira d’aise. « C’est bon de se réchauffer.

— Alors, si nous ne lui livrons pas le royaume, Meurig ne nous aidera pas ?

— C’est ce qu’il dit. Il maintient que Dieu protégera le Gwent et que, si nous ne le proclamons pas roi, il nous faudra défendre seuls la Dumnonie. »

J’allai à la porte de la salle écarter le rideau de cuir et regarder la neige qui montait jusqu’aux pointes de notre palissade. « Avez-vous parlé à son père ? demandai-je.

— Je suis allé voir Tewdric. En compagnie d’Agricola qui vous envoie ses amitiés. »

Agricola avait été le commandant du roi Tewdric, un grand guerrier qui combattait en armure romaine avec une froide férocité. Mais maintenant, c’était un vieillard, et son maître, Tewdric, avait renoncé au trône et adopté la tonsure du prêtre, abandonnant ainsi le pouvoir à son fils. « Agricola va bien ?

— Il est vieux, mais vigoureux. Il nous approuve, bien sûr, mais... » Emrys haussa les épaules. « Quand Tewdric a abdiqué, il a renoncé au pouvoir. Il dit qu’il ne peut pas faire changer son fils d’opinion.

— Qu’il ne veut pas, grommelai-je en retournant près du feu.

— Probablement. » Emrys soupira. « J’aime bien Tewdric, mais pour le moment, d’autres problèmes le préoccupent.

— Quels problèmes ? demandai-je avec trop de véhémence.

— Il aimerait savoir si, au ciel, nous mangerons comme les mortels, répondit Emrys d’un air embarrassé, ou si nous n’aurons plus besoin de nourritures terrestres. Il faut que vous sachiez que certains chrétiens croient que les anges ne mangent pas, que tous les appétits grossiers de ce monde leur sont épargnés, et le vieux roi essaie d’imiter ce genre de vie. Il mange très peu, en fait il s’est vanté devant moi d’avoir réussi, une fois, à rester trois semaines sans déféquer, et qu’après, il s’est senti bien plus saint. » Ceinwyn sourit, mais ne dit rien tandis que moi, je regardai fixement l’évêque sans en croire mes oreilles. Emrys termina l’hydromel. « Tewdric prétend qu’en se privant de manger il entrera en état de grâce, ajouta-t-il d’un air de doute. J’avoue que je ne suis pas convaincu, mais c’est, semble-t-il, un homme très pieux. Nous devrions tous être aussi fervents.

— Que dit Agricola ?

— Il se vante de déféquer fréquemment. Pardonnez-moi, Dame.

— Cela a dû être une joyeuse confrontation, répliqua sèchement Ceinwyn.

— Cette rencontre n’a pas eu d’effet immédiat, reconnut Emrys. J’avais espéré persuader Tewdric de faire changer son fils d’avis, mais hélas, tout ce que nous pouvons faire maintenant, c’est prier, conclut-il en haussant les épaules.

— Et garder nos lances affûtées, dis-je tristement.

— Cela aussi », acquiesça l’évêque. Il éternua de nouveau et se signa pour conjurer le mauvais sort.

« Est-ce que Meurig laissera les lanciers du Powys traverser son pays ? demandai-je.

— Cuneglas lui a dit que, s’il refusait, il passerait tout de même. »

Je gémis. La dernière chose dont nous avions besoin, c’était un royaume breton en guerre contre un autre. Pendant des années, ce genre de conflits avait affaibli la Bretagne et permis aux Saxons de prendre vallée après vallée, ville après ville, même si, récemment, c’étaient les Saxons qui s’étaient battus entre eux, et nous qui avions tiré parti de leur division pour les vaincre, mais Cerdic et Aelle avaient appris la leçon qu’Arthur rabâchait aux Bretons : l’unité apporte la victoire. Maintenant, les Saxons étaient unis et les Bretons divisés.

« Je pense que Meurig laissera passer Cuneglas, dit Emrys, car il n’a pas envie de se battre. Il veut seulement la paix.

— Nous voulons tous la paix, mais si la Dumnonie tombe, alors le Gwent sera le prochain à subir le fer des Saxons.

— Meurig soutient que non, et il offre l’asile à tout chrétien dumnonien qui souhaite échapper à la guerre. »

C’étaient de mauvaises nouvelles, car cela signifiait que tous ceux qui n’auraient pas le courage d’affronter Aelle et Cerdic n’auraient qu’à se réclamer de la foi chrétienne pour trouver refuge dans le royaume de Meurig. « Est-ce qu’il croit vraiment que son Dieu le protégera ? demandai-je à Emrys.

— Bien sûr, Seigneur, car à quoi d’autre un dieu servirait-il ? Mais Dieu, bien sûr, peut avoir d’autres idées. Ses voies sont si impénétrables. » L’évêque avait maintenant assez chaud pour ôter sa grande cape de fourrure d’ours. En dessous, il portait un justaucorps en peau de mouton. Il glissa une main à l’intérieur et je supposai qu’un pou le démangeait, mais il en tira un parchemin plié, attaché avec un ruban et scellé d’une goutte de cire. « Arthur m’a envoyé ceci de Démétie en demandant que vous le portiez à la princesse Guenièvre.

— Entendu », dis-je en acceptant le document. J’avoue que je fus tenté de briser le sceau et de le lire, mais je résistai à la tentation. « Savez-vous de quoi il s’agit ?

— Hélas, non, Seigneur », répondit Emrys sans me regarder, et je soupçonnai le vieil homme d’avoir pris connaissance du contenu de la lettre, mais de ne pas vouloir avouer ce petit péché. « Je suis sûr que ce n’est rien d’important, ajouta-t-il, mais Arthur a insisté, particulièrement, pour qu’elle le reçoive avant le solstice. C’est-à-dire, avant son retour.

— Pourquoi est-il allé en Démétie ? demanda Ceinwyn.

— Pour s’assurer que les Blackshields se battraient à vos côtés ce printemps, je suppose », répondit l’évêque, mais son ton me parut quelque peu évasif. Je soupçonnai que la lettre devait contenir la vraie raison de la visite qu’Arthur avait rendue à Œngus Mac Airem, mais Emrys ne pouvait pas la révéler sans reconnaître qu’il avait brisé le sceau.

Le lendemain, je me rendis à Ynys Wydryn. Ce n’était pas loin, mais le trajet prit la plus grande partie de la matinée car, par endroits, je devais faire traverser des congères à mon cheval et à ma mule. Cette dernière transportait une douzaine de peaux de loup que Cuneglas nous avait apportées et ce cadeau fut bien reçu par Guenièvre car les murs de rondins de sa prison étaient percés de fentes par lesquelles sifflait un vent glacé. Je la trouvai accroupie à côté d’un feu qui brûlait au centre de la pièce. Elle se redressa quand on m’annonça, puis envoya ses deux domestiques préparer le repas. « Je suis tentée de devenir moi-même une fille de cuisine. Là au moins, il fait chaud, mais c’est sinistre, car on y entend les paroles hypocrites des chrétiens. Ils ne peuvent pas casser un œuf sans louer leur misérable Dieu. » Elle frissonna et serra la cape autour de ses épaules minces. « Les Romains savaient se chauffer, mais on dirait que nous avons perdu cet art.

— Ceinwyn vous envoie ceci, Dame, dis-je en laissant tomber les peaux par terre.

— Remercie-la de ma part », dit Guenièvre, puis, en dépit du froid, elle alla ouvrir les volets afin que la lumière du jour entre dans la pièce. Les flammes vacillèrent sous une bouffée d’air glacial et des étincelles montèrent en tournoyant jusqu’aux poutres noircies. Guenièvre portait un surcot d’épaisse laine brune. Elle était pâle, mais son visage hautain aux yeux verts n’avait rien perdu de son pouvoir et de sa fierté. « Je t’attendais plus tôt, me gronda-t-elle.

— Ç’a été une dure saison, Dame, dis-je pour excuser ma longue absence.

— Derfel, je veux savoir ce qui s’est passé à Mai Dun.

— Je vais vous le dire, Dame, mais permettez-moi d’abord de vous donner ceci. » Je tirai le parchemin d’Arthur du sac accroché à ma ceinture et le lui tendis. Elle arracha le ruban, brisa le sceau d’un coup d’ongle et déplia le document. Elle le lut à la lueur du jour réfléchie par la neige. Je vis son visage se tendre, mais elle ne montra aucune autre réaction. Elle parut le relire, puis le plia et le lança sur un coffre. « Parle-moi de Mai Dun.

— Qu’avez-vous déjà appris ? demandai-je.

— Je sais ce que Morgane a bien voulu me dire, et cette putain a forcément choisi une version conforme à la vérité de son misérable Dieu. » Elle parlait assez fort pour être entendue par quiconque aurait écouté notre conversation.

« Je doute que ce qui s’est passé ait déçu le Dieu de Morgane », dis-je, et je lui racontai toute l’histoire de cette Vigile de Samain. Lorsque j’eus terminé, elle demeura silencieuse à regarder par la fenêtre l’enclos recouvert de neige où une douzaine d’audacieux pèlerins étaient agenouillés devant la sainte épine. Je nourris le feu avec l’une des bûches empilées contre le mur.

« Alors, c’est Nimue qui a emmené Gwydre au sommet ? demanda Guenièvre.

— Elle a envoyé des Blackshields le chercher. L’enlever, en fait. Cela n’a pas été difficile. La ville était pleine d’étrangers et toutes sortes de lanciers entraient et sortaient du palais. » Je fis une pause. « Je doute qu’il ait couru un véritable danger.

— Bien sûr que si ! » dit-elle d’un ton sec.

Sa véhémence me laissa interdit. « C’est l’autre enfant qui aurait été tué, protestai-je, le fils de Mordred. Il était dénudé, prêt pour le couteau, mais pas Gwydre.

— Et lorsque la mort de l’autre enfant n’aurait rien accompli, que serait-il arrivé ? Tu crois que Merlin n’aurait pas pendu Gwydre par les talons ?

— Merlin n’aurait pas fait cela au fils d’Arthur, dis-je d’une voix qui, je l’avoue, manquait de conviction.

— Mais Nimue, si. Nimue aurait massacré tous les enfants de Bretagne pour faire revenir ses Dieux, et Merlin se serait laissé tenter. Si près du but, avec seulement la vie de Gwydre entre lui et le retour des Dieux ? Oh, je pense qu’il se serait laissé tenter. » Elle s’approcha du feu et ouvrit son surcot pour laisser la chaleur pénétrer dans ses plis. Dessous, elle ne portait qu’un bliaud noir et n’arborait pas un seul bijou. Pas même un anneau au doigt. « Merlin aurait pu éprouver de la culpabilité à l’idée de tuer Gwydre, mais pas Nimue. Elle ne voit aucune différence entre ce monde et l’Autre Monde, aussi que lui importe qu’un enfant vive ou meure ? Mais le seul qui compte à ses yeux, Derfel, c’est le fils du chef. Pour obtenir ce qu’il y a de plus de précieux, il faut sacrifier ce qui possède le plus de valeur, et en Dumnonie, ce n’est certainement pas un petit bâtard de Mordred. C’est Arthur qui gouverne, et non Mordred. Nimue voulait la mort de Gwydre. Merlin le savait, seulement il espérait que des victimes moins importantes suffiraient. Mais Nimue s’en moque. Un jour, Derfel, elle rassemblera de nouveau les Trésors, et ce jour-là, Gwydre sera saigné dans le Chaudron.

— Pas tant qu’Arthur vivra.

— Et pas tant que je vivrai ! » proclama-t-elle d’un air farouche, puis, reconnaissant son impuissance, elle haussa les épaules. Elle retourna à la fenêtre et laissa son surcot retomber. « Je n’ai pas été une bonne mère. » Je ne m’attendais pas à cela et ne sus que répondre. Je n’avais jamais été proche de Guenièvre, elle me traitait avec le même mélange rude d’affection et de dérision qu’elle pouvait montrer pour un chien stupide, mais docile, pourtant maintenant, peut-être parce qu’elle n’avait personne d’autre avec qui partager ses pensées, elle me les offrait. « Cela ne me fait même pas plaisir d’être mère, avoua-t-elle. Ces femmes », ajouta-t-elle en montrant les compagnes de Morgane, vêtues de blanc, qui se hâtaient dans la neige, entre les bâtiments du lieu saint, « elles vénèrent la maternité, mais elles sont aussi sèches que des bogues. Elles pleurent sur le sort de leur Marie et me disent que seule une mère peut connaître la vraie tristesse, mais qui a envie de cela ? » Elle posa cette question avec véhémence. « Quelle belle façon de gâcher sa vie ! » Elle était maintenant en proie à une rage pleine d’amertume. « Les vaches font de bonnes mères et les brebis allaitent parfaitement bien, où est le mérite de la maternité ? N’importe quelle fille stupide peut devenir mère ! La plupart ne sont capables que de ça ! La maternité n’a rien d’admirable, elle n’est qu’une chose inévitable ! » Je vis qu’elle pleurait en dépit de sa colère. « Mais c’est tout ce qu’Arthur a jamais attendu de moi ! Que je sois une vache allaitant son petit !

— Non, Dame. »

Elle se tourna vers moi, furieuse, les yeux brillants de larmes. « Tu en saurais plus long que moi là-dessus, Derfel ?

— Il était fier de vous, Dame, répliquai-je gauchement. Il se délectait de votre beauté.

— Il aurait aussi bien pu avoir une statue de moi, si c’est tout ce qu’il désirait. Une statue avec des seins auxquels il aurait pu suspendre ses bébés !

— Il vous aimait », protestai-je.

Elle me regarda fixement, et je crus qu’elle allait s’abandonner à une virulente crise de colère, mais elle se contenta de sourire faiblement. « Il m’adorait, Derfel, dit-elle avec lassitude. Ce n’est pas la même chose que d’aimer. » Elle s’assit soudain, s’effondrant sur un banc à côté du coffre. « Et être adorée, Derfel, est très fatigant. Mais on dirait qu’il a trouvé une nouvelle déesse.

— Il a fait quoi, Dame ?

— Tu l’ignores ? » Elle parut surprise, puis me tendit la lettre. « Tiens, lis. »

Le document n’était pas daté, mais portait l’en-tête de Moridunum, montrant qu’il avait été rédigé dans la capitale d’Œngus Mac Airem. L’écriture d’Arthur était ferme, le papier semblait aussi froid que l’épaisse couche de neige déposée sur le rebord de la fenêtre. « Il faut que vous sachiez, Dame, avait-il écrit, que je vous répudie et que je prends pour femme Argante, la fille d’Œngus Mac Airem. Je ne renonce pas à Gwydre, seulement à vous. » C’était tout. Et même pas signé.

« Tu ne le savais vraiment pas ? me demanda Guenièvre.

— Non, Dame. » J’étais encore plus étonné qu’elle. J’avais entendu des hommes dire qu’Arthur devrait prendre une autre épouse, mais il ne m’en avait pas parlé et j’étais froissé qu’il ne m’ait pas fait confiance. J’étais blessé et déçu. « Je l’ignorais, insistai-je.

— Quelqu’un a ouvert la lettre, dit Guenièvre avec un amusement désabusé. Tu peux voir qu’on a laissé une tache au bas de la page. Arthur n’aurait pas fait cela. » Elle se laissa aller en arrière, pressant ses cheveux roux contre le mur. « Pourquoi se marie-t-il ? »

Je haussai les épaules. « Tout homme devrait avoir une épouse, Dame.

— C’est ridicule. Tu ne méjuges pas Galahad parce qu’il ne s’est jamais marié.

— Un homme a besoin...

— Je sais ce dont un homme a besoin, répliqua Guenièvre d’un air amusé. Mais pourquoi Arthur se marie-t-il ? Tu crois qu’il aime cette fille ?

— Je l’espère, Dame. »

Elle sourit. « Il se marie, Derfel, pour se prouver qu’il ne m’aime pas. »

Je la crus, mais n’osai exprimer mon accord. « Je suis certain que c’est par amour, Dame », préférai-je dire.

Cela la fit rire. « Quel âge a cette Argante ?

— Quinze ans ? Peut-être seulement quatorze. »

Elle fronça les sourcils en essayant de se souvenir. « Je croyais qu’on la destinait à Mordred ?

— Moi aussi, répondis-je, car je me rappelais qu’Œngus l’avait proposée pour épouse à notre roi.

— Mais pourquoi est-ce qu’Œngus marierait sa fille à un boiteux idiot comme Mordred s’il peut la mettre dans le lit d’Arthur ? Seulement quinze, tu crois ?

— À peine.

— Est-elle jolie ?

— Je ne l’ai jamais vue, mais Œngus dit qu’elle l’est.

— Les Ui Liathain engendrent de jolies filles. Sa sœur était-elle belle ?

— Iseult ? Oui, d’une certaine façon.

— Cette petite fille aura besoin d’être belle, dit Guenièvre d’une voix amusée. Autrement, Arthur ne la regardera même pas. Il faut que tous les hommes l’envient. Il exige au moins cela de ses épouses. Elles doivent être belles et, bien sûr, se comporter mieux que moi. » Elle rit et me regarda en coin. « Mais même si elle est belle et se comporte bien, cela ne marchera pas, Derfel.

— Pourquoi ?

— Oh, je suis certaine que l’enfant mettra bas quelques bébés pour lui, s’il le désire, mais si elle n’est pas intelligente, il se lassera vite d’elle. » Elle se détourna pour contempler le feu. « Pourquoi penses-tu qu’il m’ait prévenue ?

— Parce qu’il estime que vous devez le savoir. »

Cela la fit rire. « Je dois le savoir ? Qu’est-ce que cela peut bien me faire qu’il couche avec une petite Irlandaise ? Je n’ai pas besoin de l’apprendre, mais lui a besoin de me le dire. » Elle me regarda de nouveau. « Et il voudra savoir comment j’ai réagi.

— Vous croyez ? lui demandai-je, un peu perdu.

— Bien sûr que oui. Aussi, Derfel, dis-lui que j’ai ri. » Elle me regarda d’un air de défi, puis haussa les épaules. « Non. Dis-lui que je lui souhaite beaucoup de bonheur. Dis-lui ce que tu voudras, mais demande-lui une faveur. » Elle se tut un instant, et je compris combien elle détestait cette démarche. « Je n’ai pas envie de mourir violée par une horde de Saxons pouilleux. Au printemps prochain, quand Cerdic arrivera, demande à Arthur de me mettre en prison dans un endroit plus sûr.

— Je pense qu’ici vous serez à l’abri, Dame.

— Dis-moi ce qui te fait penser cela ? » demanda-t-elle d’un ton acerbe.

Je pris un moment pour rassembler mes pensées. « Quand les Saxons nous envahiront, ils suivront le cours de la Tamise. Leur but est d’arriver à la mer de Severn et c’est la route la plus courte. »

Guenièvre fit non de la tête. « L’armée d’Aelle suivra la Tamise, mais Cerdic attaquera au sud, puis fera un crochet vers le nord pour rejoindre Aelle. Il passera par ici.

— Arthur dit que non, insistai-je. Il croit qu’ils ne se font pas confiance, et qu’ils resteront à proximité l’un de l’autre pour prévenir une trahison éventuelle. »

Guenièvre écarta cet argument d’un autre brusque mouvement de tête. « Aelle et Cerdic ne sont pas des imbéciles, Derfel. Ils savent qu’ils doivent se faire confiance assez longtemps pour gagner. Après cela, ils pourront se brouiller, mais pas avant. Combien d’hommes amèneront-ils ?

— Deux mille, croyons-nous, peut-être deux mille cinq cents.

— Le premier assaut, porté sur la Tamise, sera assez violent pour vous faire croire que c’est là leur attaque principale. Et une fois qu’Arthur aura rassemblé ses forces pour s’opposer à cette armée, Cerdic marchera vers le sud. Il se déchaînera, Derfel, et Arthur sera obligé d’envoyer des hommes contre lui, et alors, Aelle attaquera le reste de nos troupes.

— À moins qu’Arthur laisse Cerdic se déchaîner, dis-je sans croire un instant à sa prédiction.

— Il pourrait, mais dans ce cas, Ynys Wydryn tombera entre les mains des Saxons et je ne veux pas être là lorsque cela arrivera. S’il ne veut pas me relâcher, alors supplie-le de m’emprisonner à Glevum. »

J’hésitai. Je ne voyais aucune raison de ne pas transmettre sa requête à Arthur, mais je voulais être sûr de sa sincérité. « Si Cerdic passe par ici, Dame, il est possible qu’il y ait des amis à vous dans son armée », hasardai-je.

Elle me lança un regard féroce et se tut longtemps avant de parler. « Je n’ai pas d’amis en Llœgyr », déclara-t-elle enfin, glaciale.

J’hésitai, puis décidai de foncer. « J’ai vu Cerdic, il y a moins de deux mois, et Lancelot était avec lui. »

Je n’avais jamais mentionné ce nom devant elle, auparavant, et elle fit un brusque mouvement de tête en arrière, comme si je l’avais giflée. « Que dis-tu, Derfel ? demanda-t-elle d’une voix douce.

— Je dis, Dame, que Lancelot viendra ici au printemps. Je suppose que Cerdic fera de lui le seigneur de ce pays. »

Elle ferma les yeux et, durant quelques secondes, je me demandai si elle riait ou si elle pleurait. Puis je vis que c’était le rire qui secouait ses épaules. « Tu es stupide, dit-elle en me regardant de nouveau. Tu essaies de m’aider ! Tu crois que je suis amoureuse de Lancelot ?

— Vous vouliez qu’il soit roi.

— Qu’est-ce que l’amour vient faire là-dedans ? demanda-t-elle d’un air moqueur. Je voulais qu’il soit roi parce que c’est un faible et qu’une femme ne peut régner dans ce monde que par le truchement d’un homme faible. Arthur ne l’est pas. » Elle prit une profonde respiration. « Lancelot l’est, et peut-être gouvernera-t-il ce pays quand les Saxons viendront, pourtant si quelqu’un doit contrôler Lancelot, ce ne sera pas moi, ni aucune femme d’ailleurs, mais Cerdic, et ce roi-là, d’après ce que j’ai entendu dire, est tout sauf faible. » Elle se leva, vint à moi et me prit la lettre des mains. Elle la déplia, la lut une dernière fois, puis jeta le parchemin dans le feu. Il noircit, se racornit, puis s’enflamma. » Va dire à Arthur que cette nouvelle m’a fait pleurer, dit-elle en contemplant les flammes. C’est ce qu’il désire entendre, aussi dis-le-lui. Dis-lui que j’ai pleuré. »

Je la quittai. Dans les jours qui suivirent, la neige fondit, mais les pluies revinrent et les arbres noirs dénudés dégouttèrent sur une terre qui semblait pourrir dans toute cette humidité. Le solstice approchait, mais le soleil ne se montrait toujours pas. Le monde se mourait dans un désespoir sombre et mouillé. J’attendais qu’Arthur revienne, mais il ne me convoqua pas. Il emmena sa nouvelle épouse à Durnovarie et c’est là qu’il célébra le solstice. Si ce que pensait Guenièvre de ce nouveau mariage comptait pour lui, il ne me le demanda pas.

Nous fêtâmes le solstice d’hiver au manoir de Dun Caric et aucun de ceux qui étaient présents ne doutait que ce serait pour la dernière fois. Nous fîmes nos offrandes au soleil du solstice d’hiver, convaincus que lorsqu’il monterait de nouveau dans le ciel, il n’apporterait pas la vie au pays, mais la mort. Il apporterait les lances des Saxons, les haches des Saxons et les épées des Saxons. Nous priâmes, et nous festoyâmes, et nous craignîmes d’être condamnés. Et la pluie ne voulait toujours pas cesser.

Excalibur
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